*
Parfois c’est inexplicable. Trois verres de vin et l’imbroglio de nos pensées se voit clarifié. Avant l’obscurité, après la lumière.
Je marche à côté de ma vie, c’est la révélation fracassante qui est sortie de mon esprit, accoudé à ma table haute les yeux perdus dans la Garonne.
Quand est-ce que ça a commencé à merder ? Quand est-ce que je me suis perdu au point de ne pas vivre ? Parce que c’est bien de cela dont il s’agit, ce n’est pas juste que je marche à côté de ma vie, c’est pire que ça, je ne la vis pas.
Si cette idée est accablante, elle est également libératrice. Je pense à tous ces moments où je m’impose ce jeu ridicule de la comédie. Un bien piètre acteur qui ne dupe personne.
Je vais rentrer, c’est mieux.
Je vais finir de m’enivrer au calme, chez moi, avec ma solitude et ma non-existence. Et de la bonne musique. J’ai envie de jazz. Et de rhum. Et je suis équipé en rhum ! J’ai trois trucs formidables achetés lors d’un repérage à Lyon. Le souvenir de ces acquisitions l’est tout autant. En attendant mon TGV dans le quartier de la Part-Dieu, je suis tombé par hasard sur une cave à rhums incroyable montée par un type déroutant. Il m’a plu tout de suite avec sa verve agile et son habile assurance dans lesquels je me suis reconnu. J’ai aimé sa façon de contorsionner son poignet pour faire danser le joyau breuvage, son vocabulaire précis — et non cette déblatération habituelle de termes tendances galvaudés — et ces six cents références glanées au cours de ses voyages, autant dire une porte sur le monde à lui tout seul… Je me suis laissé embarquer dans ses filets à tel point que j’en ai raté mon train. Moi… On s’est finalement encanaillés jusqu’au petit matin. J’ai dû gouter l’équivalent d’une vie en une nuit. Et je suis reparti le lendemain trois bouteilles sous le bras. Un blanc de Guadeloupe, parce que le nom m’a plu — Genesis de la distillerie Longueteau — et que mon ami d’une nuit me l’a super bien vendu. Une cuvée très spéciale distillée en 2015 et limitée à 5000 flacons, issue de cannes rouges provenant d’une parcelle au numéro je sais plus quoi — mais ça avait l’air d’avoir son importance — brassée et aérée avec amour pendant deux années et embouteillée à un pourcentage exorbitant, plus de 73% ! Lorsque, ajoutés à cela, sont sortis les mots pimentée, charnue et matinée d’agrumes, j’ai trouvé la description si sensuelle que je n’ai pas pu résister. Mon second coup de cœur a été pour un vieux rhum d’Amérique Latine, cette fois, répondant au nom exquis de La Hechicera, signifiant L’ensorceleuse. Sa moelleuse gourmandise cacaotée glissant sur le moka poivré fut une révélation ! La dernière bouteille est hors concours, une cuvée très particulière vieillie trente ans, au titre délicieusement fourvoyant de La Favorite, réalisée au sein d’une distillerie familiale Martiniquaise, La Flibuste, dont la fierté est d’élaborer encore à ce jour leur rhum grâce à une machine à vapeur. Celle-là ne se décrit pas, elle se déguste et je me la garde jalousement pour les grandes occasions. Elles ne sont pas nombreuses.
Sur le chemin, je me mets à décortiquer ma solitude. D’ordinaire ma meilleure compagne, ce soir, elle porte le poids du monde. J’entends le tonnerre gronder au loin. Il promet un bel orage comme je les aime. Elle ressemble à ça, ma solitude. Elle est lourde et sourde. Sombre et compacte. Elle roule comme un tambour menaçant abandonné par le reste de la fanfare.
J’en suis là lorsque mes doigts tapotent sur le digicode de mon immeuble. La porte s’ouvre avant que je ne termine laissant apparaître mon nouveau voisin. Je le trouve aussi jeune que je me
trouve vieux. Encore plus léger que je me sens de plomb. Il me serre une poignée de main amicale. La paume de sa main est chaude et douce. Ses doigts sont fins et souples. Je le laisse me parler
sans écouter. Sa tonalité est allègre et ses mots chantants. Je l’envie. J’aimerais entrer dans sa peau pour me libérer de la mienne. Elle est drôle cette pensée, elle ne me ressemble pas. Elle
m’apparaît pourtant ce soir comme l’unique solution, miracle et radicale.
– Vous allez bien, Charles ? finit-il par me demander.
Ses yeux noirs qui tentent de me sonder ne sont pas condescendants, ils sont sincères.
– Vous aimez le rhum, Adriano ?
– Qui n’aime pas le rhum ?
– Vous voulez me tenir compagnie dans ma soirée de beuverie sur fond de jazz ?
Je vois bien qu’il n’a pas compris le mot beuverie.
– J’adore le jazz.
– Tous les jazz ?
– Ça, je ne sais pas. Mais je suis curieux.
– C’est une grande qualité la curiosité.
La pluie commence à tomber. Adriano lève les yeux vers le ciel et remonte son col. Je n’ai pas envie qu’il parte. Je me sens comme un petit ramoneur sur mon trottoir grise mine.
– Vous me laissez le temps d’aller acheter du tabac et je vous rejoins ?
– Bien sûr, bien sûr, je souffle de soulagement.
***
Cinq rhums plus tard, un album de Sydney Beckett, quelques titres d’Ella Fitzgerald, d’autres plus contemporains d’Herbie Hancock et de Lester Young, nous poursuivons nos échanges jazz sur Ibrahim Maalouf. Adriano commente :
– La première fois que je l’ai entendu, c’était sur un plateau télé, j’ai tout de suite adoré. La puissance qu’il envoie, ce côté Miles Davis… C’est fantastique !
Le mot fantastique a une résonance babylonienne dans la bouche d’Adriano, c’est comme s’il retrouvait son sens originel.
– Moi, la première fois que j’ai découvert cet artiste, je te le dis à toi mais que ça ne sorte pas de cette pièce, j’ai eu envie de pleurer.
– Je comprends. Je n’en ai pas seulement eu envie, moi, j’ai pleuré.
Ce type, assis là dans mon salon, sa clope roulée éteinte à la main est désarmant d’authenticité.
– T’es heureux dans la vie, toi, Adriano ?
Il me regarde avec gravité, boit une gorgée, rallume son mégot, en inspire une profonde bouffée puis répond dans un mince filet de fumée :
– Oui. Mais c’est une décision.
Malgré le vin et le rhum, un réflexe anime mon visage et le fait grimacer. Je ne m’attendais pas à cette réponse.
– Le bonheur ce n’est pas quelque chose indépendant de toi, développe-t-il. Il ne te tombe pas dessus comme ça, par hasard. Pas plus que le malheur. Il faut le débusquer.
J’aime sa façon de s’exprimer. Je suis impressionné par ses tournures et la richesse de son vocabulaire pour quelqu’un qui n’est arrivé en France que depuis trois ans. Je le laisse poursuivre. Je n’aime pas aborder ces sujets d’habitude, je trouve que c’est une monumentale perte de temps. Du branlage de cervelle pour bio-bios pseudos intellos. De l’onanisme nombriliste pur et stérile. Globalement, je trouve le bonheur vulgaire tout comme la gentillesse m’écœure. Mais ce soir, ça m’intéresse. Le pouvoir du jazz sans doute…
– J’ai mille raisons de ne pas être heureux. On a tous mille prétextes… Mais ça ne m’intéresse pas de voir les choses du côté sombre. Je trouve que c’est une perte de temps. La vie, elle est comme elle est et chacun a la sienne. On peut la maudire, lui cracher dessus, la bénir ou l’idolâtrer, comme on veut, mais on peut surtout la changer. On peut toujours tout changer. Je refuse de subir et de courber le dos. Je n’aime pas le gâchis et encore moins la lâcheté.
Sa réponse m’insulte et me vexe. Je n’aime pas être vexé. De manière générale, je n’aime pas les gens qui se froissent à la moindre occasion, c’est une marque évidente de faiblesse. Mais ce qui m’excède le plus dans ce sentiment, c’est le fait de devoir faire semblant de ne pas l’être. Et par-dessus tout de ne pas y parvenir.
Adriano ne sait pas. Il n’a pas à payer pour ma piètre vision de l’existence. Il ne sait pas que je suis un sale con désabusé et seul au monde par choix. Par conséquences de mes non-choix, devrais-je plutôt dire. J’envoie mon amour propre valdinguer à l’autre bout du salon et essaie de lui rendre la parité de son sourire. Mais tout ce que je trouve à dire est :
– Ta manière de t’exprimer m’impressionne.
Il se passe la main dans les cheveux d’un geste brusque qui trahit sa gêne. Je le regarde gesticuler d’une fesse à l’autre sur le bord du fauteuil, je suis certain que si sa peau n’était pas aussi mate, il rougirait. Son humilité est désarmante.
– Il y avait une dame âgée dans le premier immeuble où j’ai emménagé quand je suis arrivé sur Bordeaux, m’explique-t-il. Elle gardait Felix parfois lorsque je rentrais trop tard du travail… Elle était veuve et très seule, comme il y en a beaucoup trop dans les grandes villes de nos jours… Pour me remercier de lui permettre de passer du temps avec Felix, elle m’a proposé de me donner des cours en échange.
Il laisse échapper un joli rire nostalgique.
– Elle m’a conseillé de lire beaucoup pour apprendre très vite. Ce que j’ai fait. Ça a marché. Je lui dois beaucoup.
Il y a quelque chose d’insaisissable chez ce mec qui me plait profondément.
– Tu n’es pas très heureux, toi, Charles, je me trompe ? lâche-t-il presque dans un murmure.
– Non, effectivement, pas très.
Une salve de cuivres enrobe ma confidence. Les notes profondes qui s’échappent du saxophone ténor du grand maître Archie Shepp viennent mourir sur mon cœur.
– Je crois qu’être heureux ne m’intéresse pas. J’ai courbé le dos, comme tu dis… Je subis, je ne décide pas. En fait, je crois que j’ai abandonné. Et ça fait bien longtemps… Tu as raison, c’est certainement très lâche.
Tiens, je viens de comprendre l’origine du mot. J’ai lâché. Voilà, rien de plus à dire.
– Qu’est-ce qui a fait que tu as abandonné ?
Mes yeux se sont évadés dans les motifs mauresques du tapis. Je ne l’aime pas ce tapis. En plus, il pue. Il sent la térébenthine et la chèvre. Il nous a empesté tout l’appart pendant des mois. C’est Chiara qui me l’a offert pensant me faire plaisir pour je ne sais plus quel anniversaire. Je n’aime pas les tapis, je n’aime pas les vendeurs de tapis, encore moins les anniversaires et je n’aime pas Chiara.
Cette dernière idée m’arrache le début d’un sanglot que je ravale grossièrement.
– Ma mère…, je lâche faiblement.
Et voilà que ma vue se brouille. Putain de rhum !
Adriano a sorti une petite boîte en métal de sa poche, il l’ouvre avec soin puis m’en montre l’intérieur.
– Je peux ?
J’y vois des herbes séchées que je suppose être du cannabis. Ma tête s’alourdit d’un Oui et ma main droite le fait voler dans les airs.
– Ma mère est morte l’été de mes dix-sept ans. Elle était tout pour moi. Je me suis arrêté là.
Jamais je ne parle d’elle. Je ne la partage pas. Avec personne. Je garde jalousement son souvenir. Il est à moi, rien qu’à moi. Et puis, j’ai peur. J’ai peur qu’on me la gâche, qu’on ne comprenne pas l’immensité de sa grandeur, de ses richesses, de ses particularités.
– Comme le décrit Albert Cohen dans « Le livre de ma mère »… Une mère, c’est toujours tout, non ? C’est le commencement, la base. On n’est rien sans une mère. La mienne aussi est exceptionnelle.
Je suis bluffé par cette référence. J’aime les hommes de lettres, ils font preuve de plus de tolérance et d’humanité que ceux de science.
– Plutôt comme dans « La promesse de l’aube » de Romain Gary. Mais oui, il y a de ça, étoffé-je sa pensée.
L’image de ma mère extravagante et virevoltante se met à danser devant mes yeux. Elle est nu-pieds, elle rit, elle est belle, elle sent le jasmin.
– Je ne l’ai pas lu… semble-t-il s’excuser.
– Je te le prêterai, c’est bouleversant.
– C’est tôt pour s’arrêter dix-sept ans.
– Peut-être, je ne sais pas. Je ne me suis jamais posé la question en ces termes. Je me suis juste fermé au monde. J’ai refusé de m’interroger sur le sens des choses, il n’y en a aucun, c’est évident, elle ne serait jamais partie sinon. Rien n’a jamais aucun sens. C’est de la connerie de chercher à en trouver un. La philosophie, quelle imposture ! Comprendre le monde… une belle ineptie. Sur ce point-là, je rejoins Einstein. Adriano me tend le joint qu’il vient d’allumer, je l’attrape et tire une longue bouffée. J’avais oublié ce goût amer reconnaissable de foin brûlé.
– Tu as encore tes parents, toi ? je lui demande.
– Oui. Ils sont en Espagne avec ma petite sœur. C’est dur de vivre loin d’eux, nous sommes très proches.
– Alors, ça existe ? aspiré-je une nouvelle latte.
– Qu’est-ce qui existe ?
– Des familles unies. Qui s’aiment. Normales, quoi !
Une lame rouillée me transperce la poitrine et une odeur acide me procure un léger vertige.
– Il faut croire… se lève Adriano pour attraper la bouteille. Je peux ?
J’ai envie de lui dire qu’il est ici chez lui. Qu’il peut vider toutes les bouteilles qu’il veut et se servir dans tous les placards de la baraque, je n’y émettrai pas d’objection. J’ai un ami. J’ai cherché dans mon répertoire plein comme un œuf et plus creux qu’un radis un éventuel compère de soirée et au final, j’ai trouvé un ami. Car je sais que nous sommes amis. Dès la première fois où nous nous sommes croisés. Evidemment le sale type que je suis n’a pas fait l’effort d’y prêter cas, mais c’est une réalité. Nous sommes amis. Cette pensée me grise d’une allégresse juvénile. A moins que ce ne soit l’herbe… Peu importe le flacon… Je me sens tellement apaisé soudain.
– Il m’arrive un truc de dingue ! m’exclamé-je en me rapprochant de lui.
Et je me mets à lui raconter l’histoire des lettres et de la femme mystérieuse. Je déballe tout. Je cite ses phrases de mémoire, j’explique les pensées qui naissent de ses écrits, le coup de l’écharpe, la réflexion désobligeante de Chiara, mon irritabilité, l’envie qu’elle a réveillée en moi, l’excitation dans laquelle elle me plonge, j’avoue même mon tempérament d’infidèle chronique à la recherche de quelque chose qu’il n’atteindra jamais. Tout. Je suis d’une impudeur qui me dépasse et ne parviens cependant pas à contenir la tentation de me rependre encore. Chaque mot prononcé m’enfonce davantage dans un bien-être à la fois duveté et exaltant.
Et il m’écoute. Avec attention. Il s’intéresse, pose des questions, émet des hypothèses. Il rit, roule un nouveau joint, me ressert de mon fabuleux breuvage qui nous caresse le palais avec ses notes de fruits confits et de réglisse, change de musique…
Mon nouvel ami est fantastique, je lui vole son mot. Il est intéressant et réfléchit bien. Il ne se moque pas de moi, n’est pas lâche, aime le rhum et le jazz
– Puisqu’on en est aux confidences, moi aussi j’ai quelque chose de très fort dans ma vie, annonce-t-il sur la fin d’un morceau de Gotan Project.
J’attends la suite mais déjà, je sens qu’il va me surprendre. Je ne bouge pas d’un iota. Je le vois qui pianote sur son téléphone à la recherche d’un nouveau titre. Lorsque les premières notes démarrent, je les identifie immédiatement. C’est Astor Piazzolla avec son célèbre Libertango.
– Je suis passionné de tango argentin, se lève-t-il.
Il augmente le son, prend une fière posture et plante un regard intense dans le mien. Lentement, il se met à danser. Ses gestes sont précis, galvanisés. Je regarde ses pieds traîner avec précision sur mon parquet, ses mains suivre les courbes d’une partenaire imaginaire. Il la guide, la bascule, la retient avec une grâce qui me subjugue. Son visage est solennel, presque sévère. Tout son corps n’est que maîtrise et raffinement. Il a des allures d’empereur, de toréador, d’hospodar.
Il est tout simplement beau.
Et c’est mon ami.
Comme j’aimerais le présenter à ma mère, elle en serait folle."
Cet extrait vous a plu ?
***
– T’as fait quoi ? s’étrangle Chiara la voix encore pâteuse.
– Je t’assure, je ne sais pas ce qu’il m’a pris.
– Toi, Charles Bailly, tu es allé manger une pizza en buvant de la bière chez un voisin espagnol que tu connais à peine, avec un gamin de cinq ans, dans un studio crasseux et tu as passé une bonne soirée ?
– Un deux pièces ! Et tu peux te foutre de moi autant que tu veux, mais oui. Toujours est-il que j’ai passé une excellente soirée.
Je sens bien qu’elle me scrute en coin mais je n’ajoute rien. C’est vrai que j’ai passé une bonne soirée. Comme ça faisait bien longtemps même. Chiara est à peu près la seule à savoir que je m’ennuie partout, tout le temps. Je donne le change, je ris, je flatte, je parade avec ma verve légendaire et mon humour décapant mais la réalité est telle : je m’ennuie à mourir. Les gens me fatiguent, les soirées me bassinent, les restaurants me déçoivent, les expos me hérissent, les vacances m’accablent, les réunions m’épuisent, les clients m’excèdent et les week-ends me barbent.
Je ne me sens à peu près bien que lorsque je suis seul. Et là, hier soir, pour une fois, je me suis senti bien. J’ai aimé discuter avec ce jeune mec et son fils. J’ai apprécié leur simplicité, j’ai trouvé le gamin bien élevé, plutôt malin, le père intéressant, humble. J’ai aimé leur relation saine et respectueuse. Je crois que ce qui m’a touché c’est que je les ai trouvés authentiques. Et dans mon entourage, l’authenticité, ce n’est pas ce qui court les rues.
– On va aux Capus[1] ? propose Chiara, je mangerais bien des huîtres.
Et les marchés m’horripilent… Résolument le lieu sur terre où on est le moins seul. En plus à choisir, vraiment, je préfère celui des Chartrons. C’est à deux pas et quand même plus civilisé. Tous ces mecs qui vantent la qualité de leurs produits en bramant comme des cerfs en rut, c’est d’un déplaisant !
– Et puis j’ai invité les Bardeau ce soir ! poursuit-elle en tartinant avec application son toast de beurre aux cristaux de sel marin. On pourrait faire un plateau de fruits de mer, qu’en penses-tu ?
Rien. Je m’en cogne et les Bardeau, je ne les aime pas. Lui, il est puant de vantardise et totalement dénué d’intérêt et elle, en plus d’être inculte, elle est raciste. Ce qui va souvent de pair.
– Si c’est ce dont tu as envie… lâché-je vaguement.
Avec cette réponse je gagne une bonne heure de tranquillité. Le temps qu’elle termine son petit-déjeuner, qu’elle range, qu’elle se prépare et qu’elle baguenaude dans l’appartement… Je quitte la cuisine pour aller me réfugier dans mon bureau.
Mon bureau. Ma pièce à moi, mon refuge, ma caverne. Qu’est-ce que j’y fais ? Rien. Rien de nécessaire. Rien d’utile. Je le prétexte mais en réalité, je n’y fais rien. J’y trouve juste la solitude et la quiétude indispensables à ma survie. Je traîne des heures sur l’ordinateur, je classe des vieux documents que je pourrais aisément jeter au feu, je feuillette des livres déjà lus, relis des passages, en surligne, pense que je pourrais écrire moi aussi si l’audace et la non suffisance prenaient le contrôle sur la prétention et la couardise de ma petite personne.
J’entends la douche qui commence à couler. C’est le moment de se carapater. J’attrape ma veste, griffonne un mot que je dépose sur la table du salon et me sauve sans bruit.
Dehors, l’air est doux et les nuages rares. Je vais marcher jusqu’aux quais et aller m’installer en terrasse. Au soleil. Et je vais rester là à contempler le monde.
Je suis lâche, je sais. Parfois je me demande à quoi tout cela rime. Pourquoi je ne vis pas seul, tout simplement. Je sais que Chiara n’est pas heureuse à mes côtés même si elle clame l’inverse. Je les entends ses larmes rouler la nuit parfois lorsque je l’ai repoussée une fois encore. Je les vois ses yeux perdus dans le vague emplis de tristesse lorsqu’elle se pense seule. Elle m’aime. Voilà son unique justification à toute cette mascarade. Je ne sais pas ce qu’elle trouve d’agréable en moi ni comment elle fait pour me supporter, mais force est de constater que oui, assurément, elle m’aime.
Et moi ? Est-ce que je l’aime ? Aime-t-on réellement lorsque l’on délaisse ainsi ? Lorsque l’on fuit, que l’on se soustrait, que l’on blesse, que l’on néglige, que l’on nie, que l’on se mure ? Certainement pas… J’éprouve de la tendresse pour Chiara. Une réelle et profonde affection. J’aime son caractère, ses idées, ses ambitions, son esprit, son espièglerie, son rire, ses convictions, ses valeurs. J’aime échanger avec elle, entendre ses points de vue, l’écouter argumenter avec finesse ses opinions. Mais est-ce cela aimer ? Aimer d’amour comme dans les films ? Je ne pense pas. Je ne sais pas car en fait, je crois n’avoir jamais aimé.
***
– Vous êtes en retard, Charles, cela ne vous ressemble pas. Eléa et toute la cavalerie des bouchers sont déjà installés en salle de réunion. Je vous y rejoins, je termine de préparer les cafés. Vous avez une sale mine ! Mauvais week-end ?
– Violette, vous me fatiguez… Autre chose ?
Oui, vraiment un sale week-end. Ça on peut le dire. Chiara, furieuse de mon comportement de déserteur, s’est vengée de la pire des manières qu’il soit en invitant douze personnes le soir même, dont sa folle d’insupportable ami du Cap Ferret que l’on a donc dû loger, ce qui m’a obligé à supporter ses envolées lyriques sataniquement perchées dans les aigües jusqu’au dimanche soir. Priscillien, quel nom à la con en plus ! Pour couronner le tout, j’ai dû avaler la seule huître pas fraîche au milieu des cent quarante-quatre présentes sur la table et me suis retourné le bide toute la nuit.
– Votre père a appelé, il souhaiterait que vous le rappeliez.
On a attendu combien de temps nous, avant qu’il daigne nous rappeler déjà ? Deux ou trois ans, je ne me souviens plus… Il attendra.
– Ah et quelqu’un a déposé ça pour vous, me tend-elle une enveloppe.
– Accordez-moi cinq minutes, s’il vous plaît, juste cinq petites minutes, Violette, la supplié-je d’un air de chien battu.
Je la laisse m’entourer de son regard à la mansuétude maternelle injustifiée quatre secondes puis m’affale dans mon fauteuil. Bon sang ce que ce lundi va être long… Je regarde l’enveloppe que je tiens entre les mains, sur le devant y est inscrit au marqueur épais Charles. J’ouvre machinalement en pensant à l’interminable réunion qui m’attend. Et je commence à lire :
« Je vous ai vu samedi sur cette terrasse et je vous ai trouvé différent. Je vous ai regardé longtemps observer les gens. J’ai aimé votre façon de sucrer votre café, de tourner les pages de votre journal, de lire, votre manière de bouger. Vous n’avez pas souri, pas même à la serveuse pourtant très jolie. J’ai vu en vous une grande solitude et un malheur passé. J’ai vu un homme touchant et très séduisant. De retour chez moi, je n’ai pensé qu’à vous. Et je n’ai pas trouvé la force de ne pas vous le dire.
Charles, vous me plaisez infiniment. »
Qu’est-ce que c’est que ça ? Je tourne, retourne la feuille A4, pas de signature, j’inspecte l’enveloppe, pas mieux. Je relis à toute vitesse, cherche à comprendre, essaie de me remémorer mentalement les clients présents eux-aussi à cette terrasse samedi. Le gros barbu, les deux petites vieilles, les quatre ados, le papa et sa fille, le mec au teckel, les deux blondes refaites, le type bizarre au sac à dos déchiré, la gonzesse avec ses cheveux verts de gris et ses Dr. Martens…
– Violeeeeetttte ! braillé-je soudain à travers le bureau.
Les deux blondes ? me mets-je à tourner en rond. Pour se payer ma tête ? Mais comment connaitraient-elles mon prénom ?
Violette accourt son plateau de cafés à la main.
– Mais pourquoi vous criez comme ça ? Vous êtes devenu fou, Charles ? me sermonne-t-elle l’iris réprobatrice.
– Qui a déposé ça ? brandis-je la lettre.
– Mais je n’en sais rien. Elle était à l’accueil quand je suis arrivée. Pourquoi, s’inquiète-t-elle, de quoi s’agit-il ?
– De rien, je clos l’échange en la bousculant.
Je dévale les escaliers quatre à quatre, déboule comme une hyène enragée dans le hall d’accueil et agresse la pauvre fille qui s’y trouve.
– Qui a déposé ça ? me remets-je à hurler la menaçant avec mon enveloppe.
– C’était sous la porte quand j’ai ouvert, répond-elle timidement d’une voix chevrotante.
Je regarde sa lèvre inférieure qui se met à trembler. C’est pénible les gonzesses pour ça ! Toujours à se mettre à chialer dès qu’on hausse un peu le ton. Ça aussi, ça me gave…
Je remonte illico dans mon bureau, trouve Violette à la même place où je l’ai laissée et la somme de se rendre immédiatement en salle de réunion.
– Il faut vous calmer, Charles. Si vous avez un problème, je veux bien que nous en parlions, mais il faut vous calmer. Vous vous ridiculisez, me sèche-t-elle avec froideur en tournant les talons.
Merci d’en rajouter une couche, Violette, vraiment. C’est typiquement féminin, ça ! Vous êtes mal et elles semblent éprouver un malin plaisir à vous enfoncer encore davantage. Toutes conçues pareil.
En entrant dans la salle, un silence pesant traduit un certain malaise. J’en veux à la terre entière. Aux ostréiculteurs, au mec qui a construit les Capus, à Chiara de m’aimer, à Violette d’avoir toujours raison, à ma mère d’être partie si tôt, à mon connard de père de nous avoir abandonnés et à la stagiaire d’être si grande.
– Messieurs, bonjour. Pardonnez mon retard et l’agitation matinale. Violette vous a préparé un café dont elle seule a le secret… Je vous présente Eléa, qui va nous accompagner pendant trois mois. J’ai pensé que son esprit vif et son extrême réactivité, nous seraient d’une grande aide dans la réalisation de votre projet. Je reste votre interlocuteur principal bien évidemment, mais n’hésitez pas à la solliciter autant qu’il vous plaira.
La surprise et le contentement illuminent soudain le visage de notre héroïne de roman. A cet âge-là, on ne sait rien dissimuler. On croit que le monde est bienveillant et que tout va se dérouler comme on l’entend. Fadaises ! Tu vas voir petite maligne…
– A présent, commençons, invité-je Violette à démarrer le diaporama. On tourne le premier film dans un abattoir, c’est bien ce que nous avons convenu ? Eléa, notez tout ce qui vous semble intéressant, je vous prie, vous serez en charge de cette première partie.
Et je vois le beau visage se décomposer et se vider de son sang. Rien que le mot abattoir a suffi. Une grande brindille comme ça, à tous les coups, c’est végétarien.
Alors, Barjavel, on se la ramène moins, hein ?
***
Le cours précédent n’est pas encore terminé lorsque nous entrons dans la salle. La lumière est faible et une dizaine de couples dansent. Ce qui me frappe en premier est leur extrême concentration. Les visages sont graves, presque fermés, les yeux clos, les mâchoires serrées. Le haut des corps semble soudé de manière définitive. Chaque parcelle, du front jusqu’à la taille, se mélange avec celles du partenaire jusqu’à se fondre, ne faire plus qu’un.
Je reste là au milieu de la pièce transporté par la splendeur de la musique et l’intensité d’une voix suave aux contours rauques. Le piano mêlé à la contrebasse accompagne en cadence la marche désespérée du bandonéon.
La légère pression qu’Adriano exerce sur mon bras me sort de ma contemplation. Dans un mouvement de main qui se soumet déjà au rythme des notes, il me désigne un banc sur lequel je peux prendre place. J’obéis sans quitter les danseurs des yeux. J’observe leur port altier, leurs mouvements contenus, leurs jeux de jambes complexes et inattendus. Les hommes portent presque tous des chaussures bicolores en cuir souple à la semelle fine. Les femmes, elles, sont chaussées sur de hauts escarpins à l’élégante bride. Je fixe un moment toute mon attention sur leurs pieds. Ils se croisent, se chevauchent, s’appellent, se répondent puis se chassent, s’éloignent pour mieux se retrouver. Ils avancent, reculent, caressent le sol puis s’envolent sans crier gare. Je suis totalement fasciné par ce ballet savant et autonome.
Je cherche le regard d’Adriano pour lui signifier mon ravissement. Mais ce n’est pas la peine, il est à quelques mètres de moi et me fixe. Depuis un moment, je suppose. Il sait. Il a lu sur mon visage mon étonnement et mon plaisir. A mon tour, je lis sur le sien de la fierté et de l’amour. Un sourire immense jaillit de ses lèvres, comme toujours.
Les lumières se rallument et le cours se termine. Les nouveaux prennent place tandis que les anciens rechaussent leurs souliers de ville. Les deux professeurs, Chloé et Michaël, saluent leurs élèves et annoncent le programme du jour : la sacada traditionnelle, le pivot croisé interrompu et le ocho avant complet. J’écoute avec application en retenant mon souffle comme si je m’apprêtais moi aussi à réaliser ces figures dont le nom m’est totalement étranger.
Je regarde mon Adriano effectuer le premier pas en compagnie d’une jeune et très jolie brunette fine comme une brindille. Il la serre contre lui avec fermeté à hauteur de la taille et laisse sa joue s’abandonner contre la sienne. Le buste est rigide tandis que leurs jambes demeurent souples, indépendantes ; elles glissent dans un mouvement traînant puis pivotent avec précision et s’entrelacent sans s’entrechoquer. Je regarde leurs bassins se dévisser et impulser les figures demandées. Ce qu’ils sont beaux… Elle, ressemble à une fragile gazelle et lui, à un de ces acteurs des années cinquante aux épaules triangulaires et à la brillantine extravertie. Je sens ma poitrine se gonfler d’une admiration incongrue.
Le cours se poursuit ainsi pendant une heure. Les professeurs détaillent à tour de rôle les mouvements, les effectuent au ralenti, les dissèquent, les expliquent. Les élèves les appliquent ensuite avec plus ou moins de dextérité en changeant de partenaire à chaque exercice. Ainsi Adriano, après sa menue antilope, a enserré une femme à l’érotisme triomphant, puis une passionnée aguerrie toute vêtue de blanc. Lui a ensuite succédé un rouge à lèvre malhabile qui a laissé une trace sa peau, puis un jean grossier au pas qui l’était tout autant. Enfin, sa parade s’est achevée dans les bras d’une blonde incertaine à l’éclat de rire communicatif. Mes yeux ne lui ont faussé compagnie que pour comparer son niveau à celui des autres hommes. J’ai jugé son style différent, plus affirmé, plus fluide. Tout son être semble possédé par la musique. Il n’est plus mon jeune voisin serveur à l’Apollo, il est le grand Adriano, célèbre hidalgo de Castille à la peau dorée et à la majestueuse allure. De ceux sur qui on se retourne dans la rue et dont on n’oublie jamais le timbre.
Mais là où sa maîtrise prend toute sa dimension, c’est lorsque le professeur lui attrape la main pour parfaire la technique du dernier pas. Guidé par le corps précis du maestro, Adriano redouble de magnificence. Soudain, tous les autres danseurs s’effacent et je ne vois plus qu’eux. Il ne s’agit plus d’une classique parade amoureuse, mais d’une réelle symbiose. Le guideur se mélange au guidé sans que l’on ne distingue plus les rôles. Tout l’esthétisme de l’exhibition réside dans la dissociation entre le buste et le bassin. Je ressens leurs appels de poids, leurs pivots qui propulsent avec adresse leurs jambes. L’arc de cercle que ces dernières dessinent avec grâce ouvrant le chemin à celle de l’autre et où s’y engouffre la seconde. Les vibrations que font naître leurs talons qui claquent sur le plancher. Je peux même sentir jusqu’à la confiance absolue qui les unie. Je sens tout. Il y a dans leurs mouvements une sensualité extraordinaire au sens littéral. Une puissance incroyable. Une force mentale perceptible.
Lorsque la milonga s’achève, je mets quelques instants à redescendre sur terre. Je regarde les uns et les autres se congratuler. Les professeurs félicitent, remercient l’assiduité des participants et les invitent à s’entraîner à leur guise pendant la demi-heure de danse libre. La lumière faiblit à nouveau et la musique redémarre. Les couples se forment et débutent leur danse.
(...)
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Chapitre 7 : La
mélancolie
Elle était ma mère.
Mon champ de coquelicots, mon océan, mon abîme.
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