Prologue
La course folle des gyrophares se mêle à celle des flammes.
Hier encore, tout allait bien…
Comment en sont-ils arrivés là ?
Milo regarde impuissant toute leur vie se réduire en cendres. Il songe à la collection de vinyles de Pio certainement en train de fondre. Il s’imagine un magma se former le long du mur bleu Klein
de leur séjour. S’impose ensuite la vision des décalco sur les tee-shirts de Jude dégoulinant eux-aussi dans sa grande penderie verte. Une tenaille vient lui tordre les entrailles lorsqu’il songe
à cette photo rangée dans le tiroir de son bureau. Il la devine se recroqueviller sous l’effet de la chaleur faisant disparaître la seule image où l’on pouvait voir son père lui sourire. La main
puissante de l’homme posée sur l’innocence de sa chevelure encore blonde. Un arbre de Noël à la neige grossière artificielle en arrière-plan. L’époque où l’espoir que son existence ne s’effondre
pas totalement régnait encore. Le goût amer des larmes tapisse sa bouche puis une sensation de vertige le fait chavirer.
S’accrocher à cette autre main bien serrée dans la sienne. Sentir le froid des menus doigts et la fermeté de la paume. En espérant qu’elle ne le lâchera jamais celle-là…
***
Le monde est absurde, Jude l’a toujours su.
Rien ne rime jamais à rien dans cette vie. On ne sait ni d’où on vient, ni où on va, ni combien de temps va durer le voyage. Pourtant on s’accroche. Une éphémère traversée sur un radeau de
fortune, une dérive sans but, sans boussole. Pourtant on essaie. On pagaie. On s’échine à définir et garder un cap pour tenter de saisir un sens, de s’accaparer une terre. On s’évertue à
transformer cette illusion en quelque chose. On planifie, on fonde, on bâtit, on projette. Plus loin, toujours plus loin. Et encore. Et encore. Sans relâche. Et puis tout s’anéantit. Comme ça, en
une fois, sans que l’on sache vraiment pourquoi.
Jude a cru qu’ensemble, ils seraient plus forts que tout. Une barricade invincible protectrice de réalité. Leur tour imprenable. Leur Babel.
Il est désagréable le contraste entre le froid de cette nuit de novembre qui lui mord le dos et le brasier qui lui cuit le visage. Elle se sent scindée. Comme découpée.
La barricade vient de céder et c’est de sa faute. De sa seule faute à elle. Elle les a engloutis tous les trois dans cette descente aux enfers. Eux qui comptent plus que tout. Eux sans qui son
existence ne vaudrait pas plus qu’une poignée de cendres.
Les palpitations démarrent, la tension grimpe le long de ses muscles, s’immisce dans ses terminaisons. Elle sait que la crise arrive. Vite, trouver quelque chose. Un objet qui libère. N’importe
quoi. Quelque chose qui brille si possible, de saillant. Son regard s’affole, elle cherche. Les hommes qui s’agitent tout autour ressemblent aux Playmobil de son enfance. Casques, combinaisons,
grosses ceintures et bottes larges.
Et puis soudain, derrière la large portière rouge grande ouverte, elle l’aperçoit. Il est posé sur le velours du siège passager. Il est superbe, il scintille et le désirer déjà soulage.
***
Les flammes de l’enfer.
Elles dansent devant lui telles des impies possédées et le spectacle est grandiose. Autant qu’il est cruel. C’est bon tellement ça fait mal.
Pio frissonne. Toute sa carrière ruinée. Ses efforts ravagés. Ses espoirs brisés.
Mais ils sont en vie.
Il jette un œil sur Milo. Il ressemble à un pantin désarticulé avec sa bouche entrouverte et ses épaules affaissées. Il inspecte Jude, ses longs cheveux dans les yeux et ses ongles plantés dans
son biceps. Elle tremble, le regard bloqué sur la gauche.
Ils ont tout perdu mais ils sont en vie. Et en danger. En grand danger.
Trouver une solution. Réfléchir. Vite et bien.
Milo avait raison, il faut partir. Se mettre à l’abri. Les mettre à l’abri. Ils avaient toujours cru l’être. Jusqu’à la fois de trop. La fois irréversible.
Bien sûr qu’il ne lui en veut pas…
Mais qu’est-ce qu’elle fixe à la fin comme ça ? Il suit la trajectoire de ses yeux et arrive jusqu’à la source. Un couteau triomphant sur la banquette avant du camion de pompiers.
Bien sûr qu’ils ne lui en voudront jamais…
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